Expressions faciales lors des témoignages de Christine Blasey Ford et Brett Kavanaugh

[Initialement publié le 30 avril 2018]

Contexte

Brett Kavanaugh, le candidat du président américain Donald Trump à la Cour suprême des États-Unis, est accusé d’attouchements et d’agressions sexuelles par trois femmes. La première l’ayant accusé, Christine Blasey Ford, a témoigné le 27 septembre 2018 à la commission judiciaire du Sénat des États-Unis. Brett Kavanaugh a ensuite témoigné. Les deux témoignages ont été diffusés en direct à la télévision.

Vidéo utilisée pour notre analyse: https://www.youtube.com/watch?v=HnczBf3DSnk&t=18377s

Résumé de l’affaire : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1126660/kavanaugh-poursuite-processus-nomination-cour-supreme

Les deux témoignages ont fait couler beaucoup d’encre. Par exemple, au sujet de la crédibilité de Brett Kavanaugh et de Christine Blasey Ford: « Le juge Kavanaugh a peut-être nui à sa cause en sortant la théorie de complot politique et en la mêlant aux faits, estime Jean-Claude Hébert, avocat-criminaliste en entrevue à 24/60. Émotif, le juge s’en est directement pris au camp démocrate, qu’il rend responsable d’une « attaque politique calculée et orchestrée, alimentée par une colère refoulée envers le président Trump et les élections de 2016 ». Il a également évoqué « une vengeance menée au nom des Clinton et par des millions de dollars de groupes de gauche ». Selon M. Hébert, la Dre Ford aurait une longueur d’avance « si l’on faisait un test de crédibilité, que l’on transposait la scène dans une salle d’audience et qu’on remplaçait les sénateurs par un jury ». Isabelle Richer, analyste judiciaire, n’en pense pas moins. « Mme Ford est apparue très composée, assez crédible, contrairement à M. Kavanaugh, qui est apparu, lui, très agité et très agressif ». Lien

Puisque le non-verbal d’un témoin peut contribuer de façon importante à la crédibilité qui lui est accordée, nous avons quantifié les expressions faciales d’émotions des deux témoins afin d’apporter une contribution scientifique aux discussions à propos des témoignages de Brett Kavanaugh et de Christine Blasey Ford.

Méthode

Comme pour nos précédentes analyses, nous avons eu recours au système de codification créé par Paul Ekman et Wallace Friesen, le Facial Action Coding System. Notre analyse s’est limitée à la première partie du témoignage de Mme Blasey Ford (00:00:19 à 01:13:00) et de M. Kavanaugh (03:38:41 à 04:41:47). Nous avons analysé les expressions faciales de Mme Blasey Ford, de M. Kavanaugh et d’Ashley Estes Kavanaugh, la conjointe de M. Kavanaugh, qui se trouvait à l’arrière de lui lors de son témoignage.

Résultats

Expressions faciales d’émotions

La Figure 1 donne le pourcentage d’expressions faciales d’émotions affichées par Mme Blasey Ford, M. Kavanaugh et Mme Estes Kavanaugh. Le témoignage de Mme Blasey Ford est caractérisé par une attitude très positive (22,10% du temps), à laquelle s’ajoutent des expressions faciales de peur (4,99%), de mépris (4,47%) et de dégoût (6,84%). Rappelons que l’émotion de dégoût peut être éprouvée lorsque nous sommes en présence ou nous pensons à une personne ou un objet avarié qui présente un risque de contamination. Le témoignage de M. Kavanaugh, quant à lui, est caractérisé par des expressions faciales de surprise (7,99% du temps), de mépris (6,74%), de dégoût (6,42%) et de tristesse (3,36%). La quantité d’expressions faciales de colère est plus importante chez M. Kavanaugh que chez Mme Blasey Ford. Toutefois, même si par rapport aux autres expressions faciales, la colère était peu présente en termes de temps, des expressions faciales menaçantes étaient observables chez M. Kavanaugh, tel que souligné avec raison par Erika Rosenberg, une experte en expressions faciales qui enseigne le FACS :

Source : https://twitter.com/ER_Face_Maven/status/1046194108732231681

Finalement, les expressions faciales de Mme Estes Kavanaugh, quand elle écoutait son mari, manifestaient principalement du mépris et de la tristesse. La peur était aussi présente chez les époux Kavanaugh.

Unités d’action

La Figure 2 donne le pourcentage de présence de chaque unité d’action chez les trois protagonistes. Examiner les unités d’action une par une est un exercice intéressant pouvant révéler des fragments d’expressions faciales d’émotions. Dans le cas de Mme Blasey Ford, les unités d’action Au6, Au9, Au12, Au17 et Au24 sont bien présentes. Par exemple, l’Au6 se retrouve tant dans la joie que dans la tristesse, l’Au12 dans la joie, l’Au17 dans la tristesse et l’Au24 dans la colère. En somme, Mme Blasey Ford présente des fragments de joie et de tristesse avec un 8,06% de colère uniquement exprimée par ses lèvres qui se pressent les unes sur les autres. Un tel résultat pourrait, dans les circonstances, traduire un contrôle des émotions de tristesse et de colère par un affichage de joie, lequel pourrait démontrer une bonne capacité de régulation émotionnelle. Dans le cas de M. Kavanaugh, les unités d’action les plus présentes sont l’Au20 (présente dans la peur), l’Au15 et l’Au17 (présentes dans la tristesse) ainsi que, dans une moindre mesure, l’Au1 et l’Au2 (signe de réconfort suggérant une volonté de convaincre) et l’Au24 (présente dans la colère). Un tel résultat suggère que M. Kavanaugh tentait de convaincre en manifestant de la peur, de la tristesse et de la colère, jouant plutôt la carte émotionnelle d’une personne consternée et désespérée que celle de l’agressif, en ce qui concerne ses expressions faciales. Rappeleons que la peur peut être éprouvée par un individu lorsque son bien-être physique ou psychologique est menacé. La tristesse, quant à elle, peut être éprouvée par un individu ayant subi la perte d’un objet, d’une personne ou de sa réputation.

Par ailleurs, au sujet de l’agressivité, il est important de rappeler que notre analyse ne concerne que les expressions faciales d’émotions. Toutefois, l’agressivité peut se manifester dans les caractéristiques vocales d’un témoin (p. ex., le ton de la voix) ainsi que dans les mots qu’il utilise. Donc, puisque la colère était peu présente en termes de temps, mais que plusieurs médias ont décrit le témoignage de Brett Kavanaugh d’agressif, les expressions faciales menaçantes observables, mais aussi le ton de la voix de M. Kavanaugh et les propos qu’il a tenus ont probablement joué sur cette description. De plus, puisque nous n’avons analysé que la première partie du débat, soit la déclaration initiale de M. Kavanaugh suivie de ses réponses aux premières questions, l’expression faciale de la colère lorsque les autres questions lui ont été posées pourrait justifier l’agressivité décrite. Enfin, les expressions faciales de Mme Estes Kavanaugh se caractérisent par l’Au20 (typique de la peur) et l’Au17 (typique de la tristesse).

Lectures recommandées:

Hülsheger, U.R. & Schewe, A.F. (2011). On the costs and benefits of emotional labor: A meta-analysis of three decades of research. Journal of Occupational Health Psychology 16(3), 361–389. doi:10.1037/a0022876Du, S., Tao, Y. & Martinez, A.M. (2014). Compound facial expressions of emotion. Proceedings of the National Academy of Science, 111(15), E1454–E1462. doi:10.1073/pnas.1322355111

Pour finir

L’objectif de ce billet était d’apporter une contribution scientifique aux discussions à propos des témoignages de Christine Blasey Ford et de Brett Kavanaugh. En effet, depuis le 27 septembre 2018, plusieurs analyses des témoignages de Mme Blasey Ford et M. Kavanaugh publiées sur internet font référence à des concepts sur le non-verbal n’ayant fait l’objet d’aucune validation scientifique. Pourtant, le non-verbal d’un témoin peut contribuer de façon importante à la crédibilité qui lui est accordée, l’influence des concepts douteux n’est donc pas à négliger. Puisqu’une foule d’autres connaissances scientifiques sur la communication non verbale pourraient être mobilisées afin de mieux saisir ces témoignages, nous espérons que ce billet encouragera d’autres universitaires francophones à diffuser leurs connaissances afin de bonifier la compréhension publique de cet important évènement.

Remerciements

Je tiens à remercier Vincent Denault, co-directeur du Centre d’études en sciences de la communication non verbale, et auteur de l’ouvrage Communication non verbale et crédibilité des témoins, pour ses précieux commentaires sur une version antérieure de ce billet.